lundi 6 octobre 2008

Les maux des autres

Photo Kate - L'Arbre chez Despierre, Gerbaix, sept 2006 -

" Se secouer...encore eut-il valu être malheureuse. C'est vrai, quoi, à force: çà devenait pénible tout çà. Elle avait écrit à 18 ans, une jolie dissertation française, que l'on avait publiée et qui l'avait rendue célèbre. Elle avait refusée de prendre tout cela au sérieux, voire au sérieux: de toute façon écrire était a priori un plaisir pour elle. Et voilà que 18 ans plus tard, elle était obligée de se prendre vraiment au sérieux si elle ne voulait pas que sa situation, celle de sa petite famille, devînt tragique. Et là, elle n'avait aucune envie d'écrire. Et déjà le remords de n'avoir rien fait "ce jour là" pesait sur sa conscience. Des histoires d'impôt, de dettes, des histoires lugubres gachaient sa rêverie poétique. On laisse se faire les choses, se créer des habitudes de facilité, on laisse les autres dessiner de nous-même un portrait-robot, on laisse tout filer: le temps, l'argent et les passions et l'on se retrouve devant une machine à écrire muette comme une comptable épuisée. Avec toujours, en contrepoint, ce léger fou rire intérieur à son propre égard. Cette dérision.

Eh oui, elle voulait bien admettre qu'elle conduisait pieds nus ces voitures -comme tout le monde d'ailleurs en revenant de la plage, car le sable fait mal dans les chaussures -, éh oui, elle voulait bien admettre que le wisky était un de ses plus fidèles lieutenants - car la vie n'est pas si douce aux semi-écorchés que sont les être humains. Eh oui! Mais elle ne s'excuserait jamais de rien car personne ne lui semblait mériter qu'elle s'excusa vis à vis de lui. Tout au plus, dans certaines circonstances privées et passionnelles, demanderait-elle pardon dans le noir avec une vraie humilité à quelqu'un de blesser. Mais par rapport à ce gentil pantin qu'elle était sensée être et qu'elle était peut-être d'ailleurs, parfois sans s'en rendre contre, ah non, çà non! Il faut respecter ses effigies, si on les supporte, avec peut-être plus de soin que l'on ne se respecte intrinsèquement soi-même, c'est le B-a Ba de l'orgueil. Et de l'humour."


Extrait "Des bleus à l'âme" de Françoise SAGAN